
A la violence de l’acte suicidaire que l’on subit, s’ajoute parfois une somme d’interrogations lorsque celui qui a mis fin à sa vie n’a laissé aucune explication à son geste ou que le terme de cette vie vient clore des semaines, des mois, voire même des années d’un état dépressif connu de tous.
S’il est bien entendu légitime de témoigner son affection vis à vis de la personne qui a convenu de se donner la mort, il est important de bien peser le choix des mots ou des symboles concernant son geste suicidaire surtout quand ces propos ont vocation à être diffusés sur les réseaux sociaux ou au-devant d’un large public.
Alors que la question de l’acte suicidaire relève de l’intime, quand le geste n’a pas été « expliqué » par son auteur, il y a une volonté de comprendre, des donner des raisons au geste d’autolyse de son proche, de son ami(e), de son camarade, de son collègue… Et pour l’avoir parfois lu dans ces publications, je regrette souvent le choix de certaines phrases, parce que je sais que lues par des personnes fragiles, elles viendront donner du crédit à leur cheminement suicidaire (ce parcours qui va précéder le geste suicidaire, ce cheminement tourmenté de l’être qui s’interroge sur ce qui peut lui permettre de soulager sa souffrance)
Dans ce cheminement, en son for intérieur, la personne avance et parfois recule vis-à-vis de l’idée de mettre fin à sa vie. Ce parcours peut être plus ou moins long, il va se construire par l’accumulation de certaines certitudes pour la personne dépressive jusqu’au terme de ce chemin où là, le suicide devient LA SOLUTION. Cette certitude que désormais ses souffrances finiront grâce à ce suicide. Ce moment paradoxal où celui qui va bientôt mettre fin à sa vie se sent enfin en paix, il ne souffre plus car désormais il sait que sa mort à venir va le délivrer de tous ses tourments intérieurs.
C’est pourquoi, comme je l’ai écrit en préambule, il convient d’être très prudent quand on parle du suicide d’un tiers. Car dans ce cheminement qui peut amener une personne dépressive vers la mort qu’il se donnera, elle sera à l’écoute de tout ce qui peut non seulement légitimer le suicide voire même le magnifier. N’oublions jamais que les éloges faites à l’endroit de personnes s’étant suicidées ont un effet de résonance chez des personnes fragiles mais aussi vis à vis des proches.
Combien de fois ai-je entendu : « Il a eu le courage de mettre fin à ses jours », « quelle force elle a du avoir pour se suicider », « il nous donne une belle leçon », « il est resté maître de lui-même, il a choisi le moment où il partirait »…
J’avoue que ces mots m’ont souvent décontenancé, notamment vis à vis du peu d’égard à l’endroit des familles et des proches de ces personnes s’étant suicidées qui parfois ne laissent aucun écrit pour évoquer le choix de leur mort ou ne laissent qu’une sorte de mise en scène comme ultime témoignage (à chacun de l’interpréter en fonction de ce qu’il connaissait du suicidé
Il ne m’appartient pas de juger celui qui se suicide mais parce que je rencontre régulièrement dans mon cabinet des personnes en situation de faiblesse psychologique, je sais que plus que d’autres personnes, elles sont perméables aux propos qui parfois non-intentionnellement vont « sublimer » le suicide, le présenter comme un acte particulièrement courageux qui mérite le respect…
J’ai reçu aussi des personnes ayant vécu le suicide d’un mari, d’une épouse, d’un parent, d’un frère, d’un collègue qui ont eu des mots forts à l’endroit du suicidé : « La lâcheté de son geste sans aucune explication m’a précipité dans un gouffre fait de violence : de quoi voulait-il se venger en m’infligeant son suicide comme une responsabilité perpétuelle ? » N’oublions pas que, si la personne qui se suicide va trouver dans ce geste la fin de ses souffrances intérieures, nul ne peut objecter que certains y voient en plus la possibilité de tourmenter les âmes de ceux qui restent.
Gardons nous donc de parler du suicide avec trop de légèreté sur les réseaux sociaux notamment au point de le rendre beau comme savait le faire les écrits romantiques. La complexité d’une âme tourmentée mérite d’éviter des explications trop rapides et peu réfléchies.
Et je ne parle pas de ceux qui « profitant » de l’acte suicidaire d’une personne développe toute une logorrhée pour dénoncer ou fustiger une institution, une organisation, une entreprise, un groupe de personnes, sans même connaître celui qui s’est donné la mort ni même les causes intimes qui l’ont amené à cette issue mortifère. L’indécence de ces personnes ressemblent au vol des charognards s’abattant sur la dépouille de la bête morte pour s’en faire un festin.
(Tous droits réservés, Jade Levrel )